Le médecin psychiatre était solennel :
- On vous fait confiance pour le transfert à la maison de repos de Saint-Didier. Vous y allez par vos propres moyens. Nous allons vous donner les horaires de train, de car et tout ira bien si vous y mettez du vôtre. N’oubliez pas que c’est un contrat passé entre la Maison Blanche et vous.
Dans le TGV Paris-Marseille, mon voisin me fit l’éloge de partager ses semaines entre les deux villes. Il était intarissable sur sa nouvelle vie, fatiguant aussi : tout paraissait génial dans le meilleur des mondes.
Arrivé à Avignon, je pris un autocar pour Carpentras. J’échouai dans un joli café inondé de lumière et fréquenté par des clients de toutes générations. Cela fleurait bon la Provence et j’auscultai les signes. Ils finirent par me convaincre que le Joueur allait s’asseoir à ma table et m’emmener chez lui dans un mas, le même que j’avais vu dessiné sur la carrosserie d’un autocar dévalant les Champs-Elysées m’ayant suggéré un sentiment de paix à la vue des cyprès.
Je reculais donc devant le moment de prendre un des taxis qui attendaient en face du café pour me rendre à la maison de repos. Je pouvais me permettre d’avoir un peu de retard. C’était quitte ou double. Cette fois allait être la bonne. J’allais être délivré, j’allais effleurer ses lèvres, sentir son corps. Il allait me soigner, me désintoxiquer de mes pensées parasites. Ses humeurs allaient accomplir la transformation à laquelle j’avais toujours aspiré. Je serais sa femme, peut-être son homme en même temps. Cela m’angoissait un peu et me faisait culpabiliser car soudain je me disais que je n’étais pas prêt pour le grand jour. Trop de changement en si peu de temps. Mais je voulais que les clients soient touchés par l’éternité, la promesse de ne plus jamais être dans la gêne, je voulais que la ville entière soit gagnée par ce rêve, que la France, que le monde soit emportée par cette utopie devenue réalité.
Cela valait bien que je surmonte mes angoisses qui étaient moins fortes que mon élan amoureux pour le Joueur. J’en avais tellement marre des hôpitaux psychiatriques. Je voulais que ça se termine. Je sentais une pression énorme, la crainte chez le Joueur qu’il me voit encore hésitant et qu’il repousse de quelques heures, de quelques jours le moment de notre rencontre.
Je le suppliais :
- J’ai un peu peur. Mais viens, viens, entre en moi et rencontre mon cœur.
La nuit tombait. Les taxis disparurent. Je marchais dans les rues au milieu des fontaines et des bruits d’eau. Je comprenais mal les signes sur lesquels mes mouvements de tête s’arrêtaient. J’étais à la fois homme (désigné par les lettres Y trouvées au hasard) et femme (indiquée par la lettre X). Je crus qu’il fallait choisir et cela me mit dans l’embarras. Je pensais que la commodité pour le Joueur était que je sois du genre opposé : il avait l’air tellement hétéro. Et puis je voulais des enfants de lui. L’habitude voulait que je reste gay et qu’il n’y voyait pas une opposition fondamentale. Mais symboliquement, l’idée que les deux amants cosmiques à l’origine de l’éternité et de l’Eden soient deux hommes et non pas un homme et une femme me révulsait. C’était bien macho, contraire à l’épanouissement de la femme et de la diversité, et que ça résonnait bien facho, scellant définitivement la soumission des femmes aux hommes (« voyez comment deux hommes ont sauvé le monde et l’humanité »). L’horreur totalitaire d’autant que je m’étais toujours senti féminin au point, parfois, de vouloir changer de genre. Mais le pas me restait toujours difficile à franchir.
Une boutique de vêtements de femme m’aida. Je les imaginais sur ma peau. Certains allaient, d’autres pas. Si c’était lui qui les choisissait avec moi, cela me convenait parfaitement, mieux ça m’excitait. J’avais alors, au vu de la gamme présentée, envie d’être une cagole avec une pointe prononcée de sophistication, histoire de casser les genres. Je devinais que ça l’émoustillait. Il me semblait que j’avais réglé mon problème de transformation. Comme ça, je pouvais être une femme sans problèmes.
Il était tard. Je décidai de louer une chambre à l’hôtel et de laisser la porte ouverte car je devinais qu’il allait se glisser entre les draps pendant la nuit. J’étais nu et le cul parfaitement ouvert (aidé en cela par du gel) en direction du couloir. Le lendemain matin, je me réveillai en constatant qu’il ne s’était rien passé, que j’étais toujours le même, déçu.
Je payai mais constatai que le distributeur de billets ne m’autorisait plus à retirer de l’argent. Je déjeunai dans un restaurant en réussissant tout de même à régler l’addition avec ma carte.
Depuis que j’étais à Carpentras, je savais qu’elle avait été une ville martyre avec la profanation du cimetière juif. J’étais allé couvrir l’événement, puis avais longuement interviewé Antoine, ancien militant syndicaliste de gauche tellement désespéré par ses années de chômage à Vitrolles et de sentiment d’être devenu « une merde » qu’il avait été tenté de céder au vote du Front national pour montrer qu’il pouvait selon lui « encore gueuler » même s’il savait que c’était une « manière de se raccrocher à un bâton merdeux » et que ça allait davantage l’annihiler. Il était tellement hanté par l’idée du suicide. Il avait fait le voyage à Carpentras en compagnie de militants et sympathisants du FN pour une manifestation et dans le bus, il entendit de « telles abjections contre les juifs et les Arabes » qu’il s’était dit que cette fois-ci, il ne pourrait plus jamais approcher le FN, voter pour lui, entendre ses sirènes. Il avait profondément été révulsé.
Et moi, je me retrouvai dans cette ville symbole avec mes pensées parasites. Je pensai que c’était une bonne idée d’y passer un peu de temps pour les soigner, les faire évacuer, opérer une catharsis quitte à souffrir le martyre, à avoir peur, à jouer avec le feu. Mais je voulais à tout prix définitivement dompter ces mécanismes infernaux qui entravaient ma joie d’exister, ma tranquillité, mon identité d’homme viscéralement hostile à toute forme de totalitarisme.
Je me dirigeai vers le cimetière avec mon sac. Il m’apparut de plus en plus lourd. Arrivé sur le lieu, je marchai le long d’un mur de pierre qui me séparait des tombes. Il faisait chaud. Immédiatement surgit une image obsédante : celle du cadavre de l’octogénaire déterré et empalé avec un piquet de parasol. C’était l’horreur.
J’étais soulagé car je me sentais de tout cœur avec les victimes et leurs familles et l’idée d’avoir une pensée parasite à ce moment-là me terrorisait. Mais il suffisait que je pense à l’irruption de cette idée, d’une idée de phrase de haine démentielle pour qu’elle me traverse l’esprit et que je crus l’avoir prononcée. Elle ne se formulait pas, elle pointait comme un flash en un dixième de seconde et c’était assez pour que j’eus le sentiment qu’elle se déroulait dans ma tête, que je la disais, donc que j’en étais l’auteur. J’étais effrayé, je pensai : ce n’est pas vrai, pas dans ces circonstances là.
Je m’imposais de marcher autour de la vieille ville pour reprendre mes esprits , me répéter que toute ma vie, j’étais révulsé à toute idée de racisme, que ces pensées parasites ne m’exprimaient pas même si je m’entendais dire « je », c’était faux ou alors je vivais un châtiment pour m’infliger ensuite un sursaut de panique, de protestation et de souffrance.
Je me déshydratais, j’étais épuisé par la marche pendant six heures mais je tournais, je tournais jusqu’à ce que j’atteigne le cimetière pour passer mon test. Je ne m’arrêtais pas tant que je ne m’étais pas débarrassé d’une pensée parasite à cet endroit-là. J’échouai à chaque fois. J’avais beau hurler NON ! Je repensais à cette voix qui m’avait signifié, après mon empoisonnement au Monténégro, que j’étais devenu la voix du Mal, que j’appartenais désormais à son camp et que j’allais être le plus insidieux des êtres humains sous une apparente bonne conscience et un tableau de bons et loyaux services dans le camp des sentiments du juste. Cette voix se délectait de ma nouvelle perdition. Et je savais que je n’avais jamais été raciste, je ne l’étais pas devenu non plus. Mes pensées parasites m’instillaient simplement le doute : ne l’étais-je pas en les prononçant malgré moi ? Même si je les condamnais ensuite, mon inconscient n’était-il pas le plus fort et ne recelait-il pas des pulsions nouvelles et des plus nauséabondes ?
Je pensais que le Joueur attendait que je me guérisse de moi-même avant de venir me chercher. Mes rondes durèrent jours et nuits dans la ville. Je dormais dans les fossés, comptais mon argent liquide pour m’acheter des sandwiches et boire l’eau municipale. J’interrogeais mon passé, me demandai si je n’avais pas été violé sous l’effet de drogues. Dès que je voyais des arbres sans feuilles, je les imaginais morts et j’étais effrayé par la traversée d’un hangar et d’une gare désaffectés. Un problème que je n’avais pas résolu se cachait pour que le Joueur ne vienne pas me délivrer.
Je m’adressais à lui, la tête levée vers le ciel et celle-ci se déplaçait magnétiquement vers le soleil. N’était-il pas au paradis, dans cette quatrième dimension qui était une duplication de la terre comme je l’avais constatée à Saint-Germain en Laye ? N’avait-il pas emmené une partie de l’humanité avec lui ? N’avais-je pas déjà vécu avec lui, eu des enfants avec lui et n’étais-je pas envoyé sur terre dans une mission « Jésus-Christ » pour sauver le reste de l’humanité ? J’imaginais les gens restés sur cette terre aujourd’hui comme les descendants des collabos de la deuxième guerre mondiale, les autres ayant déjà été choisis pour vivre dans l’Eden.
mercredi 10 mars 2010
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