Je ballottais entre des crises d’abattement et d’autres de panique, jamais je n’avais autant exploré toute la noirceur qu’un être humain pouvait porter, jamais je ne l’avais autant rejetée en regrettant les temps où j’étais plus léger et pas contaminé par l’existence des crimes et des pires abjections que l’on pouvait imaginer.
C’est ainsi que je partis en reportage _ le premier depuis Podgorica _ à New-York, le 14 septembre 2001 au terme d’un été où j’avais passé mes journées entre un canapé et une chaise dans un jardin dans une petite maison à la campagne en ne mangeant que des tomates et en me disant que je n’avais le courage de rien, qu’il valait mieux que j’attende ainsi pour aller moins mal plus tard. Quand je vis les images des tours attaquées, je n’étais pas vaillant. Je l’étais moins sur le chemin pour Roissy, un peu plus dans l’avion où je retrouvai un copain photographe que j’aimais bien.
J’ai toujours aimé New-York. C’était ma deuxième ville. J’y avais séjourné six fois. J’y arrivais et c’était comme si je rentrais chez moi. Une deuxième adresse, une deuxième peau. Tous les reporters de guerre vaillants étaient partis illico sur le front afghan. Moi, je craignais une deuxième attaque d’avion, et pourquoi pas une attaque nucléaire comme l’hypothèse était envisagée dans les salles de rédaction sur la foi de certaines craintes militaires. Je voulais couvrir cette guerre d’un autre type quitte à mourir là-bas. Je n’étais pas plus ébranlé que ça : j’imaginais ma mort par un rayon invisible, c’était dommage mais pas plus effrayant que dans les autres conflits, peut-être moins. Dans l’état où j’étais…
Dans la file d’attente devant la façade du centre d’accréditation de presse, une journaliste danoise, genre ancienne gauchiste, se réjouissait que le symbole du capitalisme se fût ainsi effondré. Je me disais en moi-même pauvre fille tout en acquiesçant sur le fait que le capitalisme avait fait des ravages. Mais je détestais ces combattants du ciel d’un autre type et redoutais désormais leur violence sans limites. Ils ne m’avaient jamais été sympathiques. Trop d’intolérance, de haine, de régression, de pulsions suicidaires, c’étaient des fascistes d’un autre âge mêlant un savoir-faire médiatique, le détournement artisanal des nouvelles technologies, des discours et des valeurs, l’obscurantisme, la démagogie, le mensonge, la jouissance dans le supplice des éternels boucs-émissaires. Et cette gourde de journaliste danoise tombait dans le panneau au simple fait que le World Trade Center symbolisait la puissance et la centralité de Wall Street alors que j’appris plus tard auprès d’universitaires américains que le capitalisme américain s’était depuis un certain nombre d’années considérablement décentralisé.
Mon amie française qui vivait à New-York depuis une vingtaine ne s’en remettait pas. Elle était à un bout de la ville quand son fils Roméo était à l’opposé. Elle ne pouvait plus décrire la peur qui l’avait traversée. La ville était paralysée. Nous passions des jours à nous téléphoner en nous voyant une fois, deux fois mais j’étais comme eux : fatigué, paniqué _ cet état était le mien depuis un certain nombre d’années _, j’étais pris par l’immense dérèglement d’une mégalopole au point de ne plus savoir brancher mon ordinateur, allumer une lumière dans une chambre d’hôtel, et bien sûr travailler. C’était pire que la perte de confiance en soi et j’avais le sentiment que les New Yorkais partageaient la même fêlure s’ajoutant à toutes celles inhérentes au fait d’avoir subi un gigantesque acte de guerre. Nous vivions dans les cendres, l’odeur, sans notre double repère géographique, l’horreur de cette quotidienneté profanée avant d’être anéantie, le souvenir de ce travailleur colombien sans papier, laveur de vitres au World Trade Center, ces deux collègues ennemis depuis 10 ans dans le même bureau qui ont sauté par la fenêtre en se tenant la main, ce peintre jamaïcain qui avait une résidence d’artiste dans une des deux tours, lui aussi broyés et tous les autres, réduits, à un nom, une photo, une bougie brillant dans les jardins et sur les trottoirs de la ville, les rescapés qui racontaient comment ils avaient retrouvé le plaisir d’être simplement en vie, perdu la joie du souvenir, oscillant entre morbidité et débordements euphoriques.
J’étais dans le trauma, la ville était dans le trauma issu d’un vacarme autrement plus ahurissant. Je me faisais tout petit face à cette douleur et observais comme une souris tous ces gens meurtris qui s’adressaient désormais de façon la plus naturelle à n’importe quel inconnu comme des compagnons de souffrance savaient se reconnaître et s’entendre. Un quadragénaire cancéreux racontait comment son pronostic vital était engagé mais que bizarrement cela devenait secondaire tant il voyait avec émerveillement autant de fraternité. D’autres se racontaient comment ils étaient auparavant en acier dans une ville d’acier et qu’aujourd’hui ils étaient dix fois plus humains. New York tirait ainsi d’elle-même une incroyable force qui lui permettait de résister et de faire face à la menace d’une attaque nucléaire dont le modus operandi restait à définir mais tout semblait tellement possible…
mercredi 17 février 2010
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