mardi 23 février 2010

Adel

Je rencontrai Adel en 2005 dans un restaurant salon de thé oriental où il était serveur. J’étais assis sur une banquette, je me retournai, je fus saisi par un regard où je lisais de la méfiance, puis un intense désir d’un homme oriental que j’imaginai enu d’une médina moyen-orientale. Je n’avais jamais été visité par des yeux de cette manière. Cela le rendait puissant, troublant, doué d’un ascendant que je redoutais déjà d’être irrésistible. Je me disais : je me sens faible quand je suis en présence de telles forces de séduction et ça m’attristait. C’était le serveur.
Il était grand, les yeux félins, une bouche extraordinairement pulpeuse, un nez finement dessiné. Le premier contact fut minimaliste. Il attendait que je me dévoile. C’était une époque où j’avais maintes occasions d’aller me reposer dans cet endroit. Nous nous vîmes régulièrement. Il ne manquait jamais l’occasion de donner à ses gestes, ses paroles et ses silences une charge érotique, une invitation à avoir à chaque fois un peu plus d’audace.
Je l’invitai à boire un verre dans mon quartier. C’était aussi le sien. A partir de cet instant, nous étions devenus inséparables. Il avait besoin de me parler de ses journées, de l’attitude des clients qui sans doute humiliés ou malmenés dans leur travail ou dans la vie cherchaient à reproduire la même chose avec le serveur qu’ils voyaient quotidiennement. Il était intelligent. Le patron était selon lui « un gros porc irakien » qui le sous-payait au noir en plus de son RMI.
Il me bluffait par ses qualités intellectuelles, ses facilités de langage, sa culture protéiforme qui mélangeait une forme classique dans l’agilité dans l’analyse politique et la gouaille du titi parisien, très banlieusard et un peu gentil petit voyou au cœur tendre. Ses parents étaient d’origine tunisienne. Il me disait avoir une sœur inspectrice de police à Paris. Il avait été technicien de maintenance informatique chez Total. Il travaillait pour une boîte sous-traitante fondée par un réfugié politique d’extrême-gauche argentin avec qui il s’entendait bien. Il avait aimé avoir son appartement dans le XVIe avant que l’entreprise ne fasse faillite. Il m’avait raconté avoir perdu son grand amour, une jeune fille joyeuse et fantaisiste morte d’un cancer du poumon. J’étais touché. Ca nous rapprochait. Nous passions de longues heures sur des bancs publics à discuter une canette à la main. J’aimais 50 cents, il m’apprenait que les paroles des chansons étaient gratinées contre les femmes et les gays. La confiance s’installa. Il avait quinze ans de moins que moi et j’avais l’impression de goûter à la richesse d’une génération et d’un monde de sans-droits qui savait s’inventer une vie et d’en jouir.
J’eus l’idée qu’on achète un scooter d’occasion à deux. Il le prenait la semaine, j’en profitais le week-end. En fait le week-end, il le gardait car nous le passions ensemble et il aimait me conduire. Je m’agrippais à lui, je ne pouvais m’empêcher de bander contre sa peau et ça ne le rendait pas maussade. Cette habitude nous rendait comme des amants n’ayant jamais baisé. Nous nous sommes déclarés concubins chez l’assureur. J’étais amoureux de lui mais je me satisfaisait de cette situation sans sexe, où nous vivions intensément le présent avec la certitude de nous revoir le lendemain. Je le faisais rire, il dégustait mon sens de la déconnade et de toujours trouver une nouvelle idée de plaisir urbain.
C’était l’époque où j’avais découvert mes pouvoirs extraordinaire, peur de ne pas prendre mes médicaments et suspiscieux face à sa tendance à vouloir me faire arrêter le traitement, à répéter : « fais moi un peu confiance », à multiplier les nuits passées sur mon canapé, mes emprunts de vêtements, une clé de mon appartement qu’il voulait garder, sa propension, à me répéter qu’il voulait me protéger, ses sorties saillantes sans passage à l’acte : « Quand tu parles, ta bouche est une vraie chatte de femme ».
Je lui avais montré comment mon doigt pouvait soutenir une paille et l’agiter dans tous les sens sans qu’elle ne tombe, raconté comment j’avais marché dans tout Paris en étant guidé magnétiquement sur une ligne qui était l’exact milieu du trottoir, marché les yeux fermés, les yeux dans le ciel, guidé par une force supérieure. Je lui avais expliqué comment cette même force magnétique m’avait fait aller de tombe en tombe de savants et scientifiques de l’énergie de l’atome, ce qui me laissait suggérer que j’avais une singularité nucléaire. Il m’écoutait, me croyait et me charriait : « un engin comme toi ! ».
Il avait fait venir deux copains. On passa un CD de Madonna. Je me plantais sous la grosse ampoule qui descendait de mon plafonnier. J’étais persuadé qu’à l’avenir je pouvais produire moi-même de l’électricité. J’entrai dans une danse en rendant une sorte de culte déconnant à la lumière de l’ampoule. De violentes piqûres assaillirent mes pieds, mes mollets, mes cuisses et me faisait bouger en rythme comme un pantin démantibulé avec une vitesse qui finalement me rassurait sur mes pouvoirs. Adel disait à ses copains :
- Vous voyez, je vous l’avais bien dit.
Ses deux amis me regardaient avec des yeux écarquillés. Ils me revirent plusieurs fois. Cela nous arrivait de faire du scooter à trois. J’étais à l’arrière, la tête penchée vers le bitume. Adel s’amusait à faire des zigs-zags, à essayer de nous faire tomber. Il m’apprit que c’était impossible, que j’avais le pouvoir d’assurer l’équilibre de notre équipée dans n’importe quelle circonstance.
J’avais confié que j’avais revu le Chanteur de rap, qu’il m’avait confirmé que je vivais une expérience d’initiation, que j’étais à la recherche de l’amant cosmique, que j’étais convaincu que c’était le Chanteur, qu’il m’imposait des épreuves, que bientôt nous serions des sortes de rois au service de l’humanité. Il me disait qu’il n’était pas si sûr que le roi fut le Chanteur, laissait entendre qu’il savait. Dès lors je voulais qu’il crache le morceau. Il commença à jouer, à user et abuser de son pouvoir nouveau.
Je l’invitais au restaurant tous les soirs. Il réussissait à m’emmener dans des nuits parisiennes, à me faire miroiter que ça allait être le jour J. A ce jeu de dupes, je me rebellai. Il me menaça :
- Si ça continue Dominique, tu as tout perdre, ton appart, ton boulot, tes amis, tout !
Je le considérai comme un interlocuteur sérieux, je voulais me défendre. Nous allâmes diner à minuit à l’Hippopotamus de la place Clichy. Notre tête à tête était tendu. Je saisis un couteau à viande et lui déclara :
-Maintenant, c’est la guerre.
Je le regardais droit dans les yeux et je savais que les miens lui envoyais une fureur que je n’avais jamais connue. Il prit peur. Je fus surpris. Sa réaction me mit dans une aisance qui me permit de réfléchir à mes prochains dans cette partie de poker. Il regarda autour de lui. Son visage se décomposa. La clientèle avait l’air pourtant ordinaire, composée de couples et de quelques groupes d’hommes. Je vis ses mains trembler.
Je lui adressais un sourire :
- T’as peur ?
Sans me retourner, j’essayais d’imaginer qui étaient ces clients qui le déstabilisaient. Et j’entendais des voix qui haussaient le ton.
- Il ne va jamais sans sortir.
- Il est fait comme un rat.
- Mais c’est qu’il risque bien de se faire arrêter !
Les rires fusaient. Une vague de bonne humeur déferlait dans nos oreilles. Adel perdit toute contenance. Son visage n’était que de la crainte. Je lui disais :
- Souviens-toi t’imaginais souvent des combats de boxe avec moi en m’assurant que tu serais toujours vainqueur. Cette fois, tu es KO.
Nous continuions de manger. Il avait du mal à ingurgiter. Je tentai un dernier coup de bluff, rassénéré par les complicités qui se manifestaient derrière moi :
- Les menottes, c’est sans doute pour tout à l’heure.
C’en était de trop. Il se leva d’un coup, bafouilla :
- Il faut que je parte.
Il mit maladroitement son blouson, s’éclipsa. Les clients manifestaient leur joie, partirent tous en même temps. J’étais sûr qu’ils étaient des membres des services secrets. J’avais quasiment obtenu la preuve qu’Adel était un espion ennemi. Je suivis ces fameux clients. Ils se dispersèrent rapidement. Seul un groupe de dix discutait sur le trottoir. Je m’adressai à une femme :
- C’était chaud tout à l’heure !
Elle me regarda d’abord désolée puis évacuant toute émotion, elle lâcha :
-Maintenant, on doit partir.
J’avais été soutenu. Il fallait maintenant me débarrasser d’Adel.
Le lendemain matin, je prenais un café en terrasse quand déboula un allumé. Il avait un accent étranger, me parla longuement d’Edgar Poe, du secret de la pierre philosophale, du fait que j’étais singulier et que j’étais le candidat idéal pour percer ce secret et fournir à tous richesse et vie éternelle. Ca corroborait ce que j’avais déduit. Je pensai que c’était un envoyé et l’invitai chez moi.
Il était énervé, me demanda de prendre une douche, se présenta nu devant moi et me montra sa carte du Mossad duquel il me disait avoir démissionné. Il avait une arme qui était réelle, bien métallique. Il me dit que si tout se passait bien avec moi, nous pourrions transporter l’obélisque de la Concorde pour retrouver celui, identique, de Louxor.
- Ca aurait de la gueule.
J’étais emballé par cette idée. Je sentais qu’il était d’extrême-gauche. Il me proposa que, si tout se passait mal, je tombe pour pédophilie afin de me mettre à l’abri pendant trente ans et qu’on vint me récupérer par la suite.
- C’est ça être combattant.
J’étais moins emballé. Il me rassura, me donna un nom de code accédant à un serveur informatique que je devais apprendre par cœur. C’était facile, il avait été inspiré par le nom de mon quartier d’enfance.
- Avec ça, tu pourras toujours crier au secours, il y aura toujours quelqu’un qui sera là pour te sauver.
Je fixai son arme tandis qu’il était à la fenêtre pour faire des signes d’apaisement à une personne placée dans la rue. Son arme avait changé d’allure : on aurait dit qu’elle s’était transformée en matière plastique. Il remarqua ma surprise, saisit son flingue et tira dans tous les coins de l’appartement. Les projectiles étaient des boulettes de caoutchouc jaune.
Survint Nordine, l’air ténébreux. Il marqua une franche hostilité à l’agent du Mossad. Il lui demanda de partir, les deux hommes s’engueulèrent. Je préparai à manger. Au moment de servir, l’agent du Mossad but une bouteille de whisky cul sec avant de dégueuler à la première bouchée avalée sur mon tapis iranien. Il passa une nuit dans l’appartement. Il me fit peur. Nordine l’expulsa manu militari de l’appartement. Puis lui aussi s’évanouit dans la nature. La banque du journal m’appela. J’avais un trou de 30 000 € avec ma carte de crédit professionnelle.
Je venais d’errer du côté de Saint-Germain en Laye où j’avais découvert l’existence de la contre-matière, prisonnier que j’étais en deux cités identiques, qui semblaient s’être dupliquées des deux côtés d’une autroroute et me coinçait entre leurs griffes, incapable de trouver une voie de sortie.
Je rassurai le banquier et lui annonça sincèrement que j’allais me débrouiller pour éponger mon découvert. Je pensai à Adel, à tous nos restaurants, à ses nuits passées chez moi où il avait eu maintes occasion d’emprunter ma carte pendant mon sommeil. La vérité la plus troublante c’était que lors de ma nouvelle hospitalisation psychiatrique, des sommes d’argent ont été retirées par le biais de ma carte professionnelle alors que celle-ci avait été déposée dans le coffre du Trésor Public du XXe arrondissement comme le prévoyait la procédure édictée par l’HP. Pour moi, il ne fait aucun doute qu’Adel était derrière ces retraits. Avait-il fabriqué une fausse carte à partir de la mienne ? Utilisé d’autres moyens ? Je ne le sus jamais. J’eus le malheur de retrouver parmi les malades internés un de ses meilleurs copains devant qui j’avais dansé. Il ne manquait pas de me menacer.
C’était certain qu’Adel travaillait pour des services et il y aurait fort à parier qu’ils furent français. Il me surprit davantage quand à ma sortie d’hôpital, il m’accosta pour me proposer d’accompagner en reportage des combattants français qui se rendaient à l’étranger avec de faux papiers pour participer à une Jihad islamiste. J’avais été comme eux exfiltré avec un faux passeport. Je refusai bien évidemment et remarquai qu’il était désormais aux abois. Je me posai très sérieusement la question de savoir s’il n’était pas finalement un agent double avec une accointance avec Al Quaïda. Il se montra ensuite plusieurs fois. Je lui interdis de m’adresser la parole.
C’est vrai : je suis allé une deuxième fois à l’HP. La force magnétique m’avait lourdement indiqué que j’avais un rapport avec l’énergie nucléaire, j’avais découvert la contre-matière, démasqué Adel, reçu le soutien de certains espions. Je croyais que la partie était presque gagnée. J’en avais marre. Mes envoyés foiraient. Je me présentai à la police non pas pour porter plainte mais pour lui dire que j’avais un corps atomique et que je me mettais à la disposition de l’Etat pour qu’on m’utilise afin de faire la paix dans le monde. Je demandai à être reçu par le directeur de la DST. Un agent se dépêcha de griffonner une adresse où je devais me rendre d’urgence. C’était celle de la Maison Blanche, l’hôpital psychiatrique qui avait déménagé dans des installations neuves, rue d’Avron.
Je franchissais plusieurs grilles, fus longuement interrogé par un médecin. J’étais persuadé qu’en prononçant le nom du Chanteur ou du Joueur, il allait me diriger vers eux, qu’on allait m’utiliser auparavant pour des examens médicaux cherchant à déceler mes pouvoirs extraordinaires car l’hôpital était attelé à un établissement de médecine générale.
Dans la cour, les malades n’avaient pas du tout l’air d’être atteints par des syndromes psychiatriques. On aurait dit des acteurs. Ils étaient seulement une dizaine. On m’a fait manger au rez de chaussée dans une petite salle à manger qui par la suite n’a jamais existé car à cet emplacement étaient aménagés les services d’admission (les grands réfectoires étaient situés aux étages).
Je patientai dans la cour. Au fil du temps, apparurent de vrais malades, en nombre. Bientôt, l’hôpital débordait de patients. Je m’aperçus assez vite qu’il était saturé. On me donna des médicaments assez forts pour me créer des vertiges et m’installer dans un état comateux. Je retrouvais une infirmière de l’ancien hôpital gigantesque de Seine-et-Marne. Elle était toute guillerette de me retrouver.
Le Chanteur décrocha quand je l’appelai :
- Avoue que c’est drôle comme situation.

Dans ma chambre, je lui écrivis mon poème où il fallait qu’il fasse attention car je devenais sérieusement amoureux du Joueur.
Le Chanteur qui ne résistait pas au plaisir de fréquenter des agents secrets dans les salons VIP des nights-clubs du VIIIe arrondissement et d’écouter comme un gosse leur récit, me confia bien plus tard que j’étais le ballon du Joueur.

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